MARCEL PAGNOL

Publié le : 29 novembre 201811 mins de lecture

Représentant un cas tout à fait particulier dans le panorama littéraire du XXème siècle, Marcel Pagnol est d’abord le prototype de l’auteur dramatique moderne, auquel le cinématographe a donné un nouveau moyen d’expression : ses œuvres ont ainsi connu un retentissement très vaste et très rapide, que le seul exercice du théâtre ne lui aurait pas offert. Il fait ensuite partie de ces artistes dont le sens aigu des affaires leur a permis de se libérer de la tutelle des industriels et des financiers. Devenu très vite son propre producteur de films (et, beaucoup plus tard, son propre éditeur), Marcel Pagnol a pu réaliser une œuvre cinématographique personnelle en toute liberté.

Cet aspect de son personnage l’a souvent desservi. Propriétaire de studios de prises de vues à Marseille, puis d’une maison d’édition à Monaco, Marcel Pagnol s’est vu dédaigné par une critique chagrine qui n’admet pas qu’un artiste puisse s’intéresser au destin économique de son œuvre, et pour qui l’homme d’affaires oblitère fatalement le poète.

Les années 1960 devaient pourtant faire apparaître, dans le domaine du cinéma tout au moins, Marcel Pagnol comme un novateur : nombreux sont aujourd’hui les cinéastes qui participent à la production de leurs œuvres, quand ils ne l’assurent pas entièrement. Mais ne nous y trompons pas : quelles que soient les raisons de sa réussite sociale, Marcel Pagnol reste, avant tout, un écrivain et un auteur dramatique de premier plan.

Il est né, le 28 février 1895, à Aubagne, où son père était instituteur public. Mais c’est à Marseille qu’il passe son enfance et qu’il commence des études de lettres. La famille a cependant gardé des attaches dans la région d’Aubagne, et il passe toutes ses vacances dans les collines qui dominent le hameau de La Treille.
Il a conservé, de ce temps et de ces lieux, un souvenir ébloui, qu’il fixera plus tard dans plusieurs volumes, et aussi un attachement profond pour les paysages et les gens de Provence.
Les études de Marcel Pagnol s’achèvent à Montpellier avec une licence d’anglais. Il enseigne pendant quelques années, au cours desquelles il traduit Les Bucoliques de Virgile, et Hamlet. Au même moment, il écrit son premier roman, Pirouettes (1932), qui ne paraîtra que quelques années plus tard. Ce petit livre, dont l’action se situe à Marseille, dans le quartier de la Plaine, et qui met en scène un personnage singulier, haut en couleur, manifeste un talent déjà sûr, plein de malice et de tendresse.

L’année 1924 voit à la fois les premières tentatives de Marcel Pagnol comme auteur dramatique et ses débuts dans la vie parisienne. Ses deux premières pièces représentées, Les Marchands de gloire (1925) et Jazz (1926), reflètent une certaine mode « mélo » et ne laissent pas prévoir la prochaine éclosion d’un nouveau talent. Deux ans plus tard, Topaze connaît un véritable triomphe, bientôt dépassé par celui de Marius (1929). Dès lors, le succès de Marcel Pagnol ne se démentira jamais.

En 1931, Fanny donne une suite à Marius. Mais le jeune auteur dramatique s’intéresse au cinéma. Il y fait ses débuts avec les adaptations de ses pièces en collaboration avec des réalisateurs professionnels. Après Marius (1931, Alexandre Korda) et Fanny (1933, Marc Allégret), il achève la trilogie par une œuvre directement écrite pour l’écran : César (1936), et il continue.
Admirateur et ami de Jean Giono, il tourne Angèle (1934, d’après Un de Baumugnes et Regain (1937). Puis, sur des scénarios de sa façon, La Femme du boulanger (1938) et La Fille du puisatier (1940).Élu à l’Académie française en 1946, il tourne encore quelques films d’un intérêt moins soutenu, comme La Belle Meunière (1948), Manon des sources (1952) ou Les Lettres de mon moulin (1954, d’après Alphonse Daudet).

Pendant les vingt dernières années de sa vie, il revient à la plume, avec deux pièces de théâtre : Judas (1955) et Fabien (1956), et plusieurs volumes de souvenirs d’enfance, dont les deux premiers, La Gloire de mon père (1957) et Le Château de ma mère (1958), connaissent un immense succès.

L’essentiel du talent de Marcel Pagnol tient à deux qualités fondamentales : c’est un conteur savoureux, à la langue souple et imagée, mais c’est aussi, et peut-être surtout, un remarquable peintre de caractères. Cette dernière qualité lui a naturellement permis de créer quelques personnages inoubliables, au théâtre et au cinéma. On s’en convaincra aisément en considérant ses premières pièces. Si Les Marchands de gloire et Jazz sont des œuvres mineures, c’est qu’elles appartiennent au théâtre de mœurs ou de situations, genre où Marcel Pagnol ne se sent pas à l’aise. En revanche, avec Topaze et Marius, il campe quelques caractères d’une troublante vérité, mobiles et parfois contradictoires, pleins de vigueur et de tendresse.

Topaze met en scène un petit professeur d’institution privée, effacé, timide, sans envergure et d’une inflexible honnêteté. Utilisé à son insu comme homme de paille par un affairiste véreux mais puissant, conseiller municipal prévaricateur mais respecté, Topaze change d’attitude : ayant compris le mécanisme de la réussite, il bat son maître à son propre jeu et entreprend une ascension sociale irrésistible. Fable immorale, allégorie grinçante, Topaze est surtout une admirable galerie de personnages : tous les caractères, même les plus fugitifs, ont un relief, une épaisseur d’une surprenante vérité.

Avec Marius, Marcel Pagnol renouvelle, avec beaucoup de finesse et d’habileté, le thème éternel de l’homme écartelé entre deux désirs également puissants et contradictoires : l’attachement à ses racines (le plus souvent symbolisé, comme c’est ici le cas, par l’amour d’une femme) et la soif d’aventures. Fils d’un modeste cafetier, Marius rêve de partir sur la mer, de découvrir des horizons nouveaux, des rivages lointains. Fanny, son amie d’enfance, amoureuse de lui plus qu’il ne l’est d’elle, comprend qu’il ne sera jamais pleinement heureux s’il renonce à son rêve pour l’épouser. Elle feint une indifférence soudaine pour le détacher d’elle et lui donner la force de partir. Ici encore, une situation très simple permet à Marcel Pagnol de camper des personnages très caractérisés, à la fois pittoresques et hauts en couleur, mouvants et nuancés. Certains de ces personnages sont devenus de véritables types, comme César, le père de Marius, le maître voilier Panisse, la poissonnière Honorine, mère de Fanny, et M. Brun, l’inspecteur des douanes lyonnais.

Il convient de faire ici une remarque. C’est avec Marius que Marcel Pagnol met au point sa technique dramatique. Ses pièces ne sont pas construites comme celles de Feydeau, où chaque scène, même la plus brève, est absolument nécessaire au développement de l’histoire. Dans Marius , quelques scènes seulement font évoluer la situation. Les autres constituent des « hors-d’œuvre » : elles se suffisent à elles-mêmes, on pourrait les supprimer sans nuire à la continuité dramatique. Elles constituent des récréations, écrites pour le seul plaisir du dialogue. La plus célèbre de Marius est sans doute « la partie de cartes ». On pourrait en citer plusieurs.

C’est évidemment dans ces scènes que les rôles se précisent, que les caractères prennent de l’épaisseur, surtout quand l’auteur est servi par des comédiens exceptionnels, comme ce fut justement le cas pour Marius : Raimu (César), Charpin (Panisse), Alida Rouffe (Honorine) ont largement contribué à rendre leurs personnages vivants et populaires.
Il faut encore observer que cette technique dramatique a beaucoup servi, à partir de 1931, l’auteur de films. Le cinéma, avec sa grande mobilité, ses raccourcis, son indépendance à l’égard du temps et de l’espace, absorbe plus facilement les « scènes à faire » que le théâtre. Mais il est clair qu’un autre souci, plus profond, plus impérieux, a conduit Marcel Pagnol vers l’expression cinématographique. Un bon scénariste doit posséder deux talents pas toujours réunis : il doit avoir à la fois le sens du récit et celui des dialogues ; il doit être en même temps romancier et auteur dramatique. Inversement, un écrivain né aux alentours de 1900, et qui ressentait le désir d’utiliser ces deux techniques, devait fatalement se mettre à écrire pour le cinéma.

On a souvent reproché à Marcel Pagnol d’avoir fait, au cinéma, du « théâtre filmé ». C’est peut-être vrai pour la mise en images de ses deux pièces marseillaises. C’est faux de films comme Angèle , Regain , et encore de La Femme du boulanger. Dans ce dernier, tiré d’un conte de Jean Giono, Marcel Pagnol adopte, une fois de plus, le sujet d’une fable. Un nouveau boulanger s’installe dans un village provençal. (Il pourrait être berrichon ou savoyard.) Au bout de quelques semaines, son épouse, plus jeune que lui, et probablement insatisfaite, s’éprend d’un berger des environs et s’enfuit avec lui. Dès lors, le boulanger cesse de cuire le pain : il ne rallumera son four, dit-il, que lorsque sa femme lui sera revenue. Alors, tout le village se met à la recherche de l’infidèle. Bien entendu, on la retrouve, elle réintègre le logis conjugal, et le pain recommence à dorer dans la boulangerie. Fable amère, on le voit, où la tradition paysanne triomphe, mais sans gaieté. De ce conte, Marcel Pagnol a fait une œuvre admirable, pleine de tendresse, d’amertume et d’humanité. Ici encore, la peinture des caractères (et leur affrontement) prend le pas sur l’histoire. Ici encore, Raimu donne un éblouissant exemple de son immense talent.

En 1957, La Gloire de mon père , premier volume des souvenirs d’enfance, a connu un succès foudroyant. Deux autres volumes ont suivi : Le Château de ma mère (1958) et Le Temps des secrets (1960), pour composer une nouvelle trilogie. Marcel Pagnol y fait revivre quelques personnages drôles et attachants, comme son père et son oncle Jules. Il y décrit, avec cet amour malicieux qui ne s’est jamais démenti sa vie durant, les petites gens de Provence, les villages et les collines qui s’élèvent à l’est de Marseille. Un quatrième volume, Le Temps des amours, paru en 1977, posthume donc, rapporte des souvenirs d’adolescence qui retrouvent, non sans bonheur, le climat de Pirouettes. C’est ainsi que la boucle d’une œuvre se referme parfois.

De l’œuvre de Marcel Pagnol, la partie qui se présentait comme la plus éphémère, la partie cinématographique, a fort bien résisté à l’épreuve du temps. Peu de films tournés entre 1930 et 1935 ont gardé autant de fraîcheur que sa trilogie, Angèle ou Regain. Ce « théâtre filmé », longtemps dédaigné par des critiques pointilleux, a finalement donné plusieurs « classiques » de l’histoire du cinéma. Marcel Pagnol est mort à Paris, le 18 avril 1974. Il est enterré dans le hameau de La Treille, près d’Aubagne, au pied de ces collines qu’il n’avait jamais réellement quittées.

Tripes à la marseillaise
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